Deux des principales menaces des décennies à venir sont le réchauffement climatique et la manipulation des perceptions, qui constitue notamment la composante informationnelle des guerres hybrides. Le biais culturel cartésien incite à considérer ces menaces comme indépendantes l'une de l'autre. La concomitance des opérations informationnelles russes et du projet d'autoroute A69 illustre en quoi il n'en est rien.
S'agissant du domaine informationnel, il est nécessaire de remarquer que les institutions françaises ont tardé à mesurer l'importance stratégique des opérations informationnelles russes, notamment en Afrique: pendant plusieurs années, elles n'ont pas entendu, pas écouté ou pas compris, des avertissements répétés. Les conséquences de cette incapacité institutionnelle ont été la fin de l'opération Barkhane, l'installation de juntes militaires, et une dégradation de la situation sécuritaire dont les premières victimes sont les populations sahéliennes. La responsabilité historique de cette défaite géopolitique et de cette catastrophe humanitaire est ainsi avant tout institutionnelle, ce qui s'explique par l'insuffisance d'outils conceptuels et d'expérience opérationnelle offensive dans le domaine de la guerre des perceptions dans le cyberespace.
Le projet A69 est hautement polémique: résultant d'une campagne d'influence menée par des acteurs castrais depuis des décennies, il génère une forte opposition, notamment parce qu'il date d'avant les accords de Paris et la prise de conscience massive du risque climatique. Sur le fond, tout en relativisant les perceptions des différents acteurs, l'honnêteté intellectuelle impose de reconnaître que malgré le discours pro-A69, la zone de Castres ne subit pas de retard économique (ce qui est démontré par l'INSEE), et il n'y a pas d'enclavement en ce sens que l'observation directe montre que le trafic sur les segments A680 et D20, devant passer à deux fois deux voies pour être intégrés à l'A69, est quasiment nul (quelques véhicules par minutes, au plus). Invoquer une notion d'intérêt majeur est, dans ces conditions, infondé. Pire: cet argument ignore une menace stratégique qui, elle, est réellement majeure.
Après l'invalidation des autorisations préfectorales, qui a mené à la suspension des travaux, une proposition de loi destinée à contourner cette suspension est examinée au parlement, et le tribunal administratif a autorisé la reprise des travaux: cette escalade a pour conséquence un accroissement des divergences entre les citoyens, et notamment les nouvelles générations, plus sensibilisées à un réchauffement climatique auquel elles vont devoir survivre, et des décideurs politiques de la génération des boomers.
Parallèlement, même si la France est une puissance dotée, la montée en puissance du néo-impérialisme russe impose de construire une dissuasion conventionnelle après des décennies de réduction de la puissance militaire. Au-delà des aspects industriels, la construction de cette dissuasion repose notamment sur le recrutement des jeunes. Ce recrutement peut faire face à des difficultés, ce qui s'observe par exemple en Grande-Bretagne. En France, cela pourrait aussi être le cas: et ce le sera d'autant plus que les décisions politiques creuseront le fossé entre les pouvoirs et les nouvelles générations. Comment espérer convaincre les jeunes que la France a besoin d'eux si dans le même temps la puissance publique condamne leur futur avec des projets anachroniques, qu'ils perçoivent comme écocides et climaticides?
Au minimum, la ductabilité institutionnelle face à des campagnes d'influence menées par des intérêts particuliers promouvant des projets anachroniques et incompatibles avec la protection de l'environnement et la lutte contre le réchauffement climatique ne peut que mener à des divergences sociétales qui mineront la capacité de construction d'une dissuasion conventionnelle.
Mais : la construction politique de ces divergences sociétales ne peut par ailleurs qu'alimenter les opérations de déstabilisation russes. Si la désinformation russe est caractérisée par des discours grotesques visant des populations à forte ductabilité, elle se nourrit en pratique de divergences existantes, qu'elle peut facilement exacerber. Là encore, cet avertissement pourrait être négligé, mais le retour d'expérience de la défaite géopolitique de Barkhane montre que ce serait imprudent.
Contrer cette menace passe par la réduction des divergences sociétales, et, au minimum, par éviter d'en générer. Pour préserver la capacité de la France à construire une dissuasion conventionnelle, dans le cas de l'A69, l'option la plus raisonnable est ainsi d'accepter de prendre ses pertes et de mettre un terme à un projet autoroutier arriéré et objectivement infondé. Alternativement, il ne resterait que deux options: la manipulation de masse des nouvelles générations, ou l'enrôlement de force, mais, si de tels procédés peuvent s'observer dans certains pays, ils ne semblent pas compatibles avec les valeurs françaises.