Depuis plusieurs années la France n'a pas su mesurer les risques informationnels en Afrique, de la Centrafrique au Mali. La démocratisation des réseaux sociaux a permis à certains acteurs, notamment russes, de séduire des opinions publiques africaines vulnérables à la désinformation online. Dans la bande sahélo-saharienne, si la défaite géopolitique française qui s'annonce est logique, ce sont en réalité les pays du golfe de Guinée  qui risquent d'en  subir les conséquences. Un élément stratégique crucial ayant mené à cette évolution ne peut plus être éludé : le non-dit de la question touarègue.

L'analyse cindynique du second ordre a été conçue pour dépasser le concept de résilience, qui est inopérable en situation de conflit, et prendre en compte spécifiquement les situations complexes et conflictuelles. Ont été ainsi modélisées trois notions fondamentales opérables en situation de conflit : la conflictualité comme propension ex-ante, les divergences prospectives, et les disparités de perspectives. La toute première étape de l'analyse d'une situation complexe commence par un choix de granularité des acteurs. Puis par l'estimation des disparités de perception des acteurs.

Cette étape a été généralement négligée dans l'analyse stratégique de la crise malienne, puis sahélienne : dès 2013, puis durant des années, jusqu'à aujourd'hui avec la junte malienne. Cela a mené à refouler constamment la question du peuple touareg ou du statut de l'Azawad, et à la dégradation actuelle de la situation sahélienne.

La première étape de l'analyse cindynique consiste à choisir une granularité d'analyse, de façon à obtenir un bon pouvoir de séparation dans l'observation tout en n'étant pas submergé par un volume de données ingérables. Aux échelles stratégiques il est ainsi contre-productif de  choisir une échelle individuelle et il est plus  adapté d'observer des acteurs étatiques, ou ayant un impact stratégique aux échelles étatiques. Pour autant, il est prudent d'inclure aussi dans ce cas quelques acteurs individuels, dont les leaders stratégiques. Cela mène à l'observation de spectres de situations dits "hybrides", où cohabitent des acteurs collectifs et des acteurs individuels, et à l'observation de relations "diagonales" entre ces types d'acteurs.

Avant que la crise Malienne ne se déclenche, le MNA réunissait des jeunes de la région de l'Azawad autour d'un projet politique indépendantiste, après les exactions répétées1 de l'armée malienne. Puis la situation a dégénéré, le MNLA a succédé au MNA, et Ag Ghali, déçu de ne pouvoir prendre la tête d'une n-ième rébellion touarègue, a créé le mouvement islamiste Ansar Dine. Quand le MNLA a commencé à manquer de moyens matériels, nombre de ses membres sont passés à Ansar Dine. Ce qui mène à questionner les objectifs et les valeurs : est-ce que ces jeunes touaregs revendiquant initialement l'autonomie de l'Azawad se sont vraiment soudainement découvert une vocation  salafiste ou tablighie?

Alors que ces questions d'importance stratégique apparaissent naturellement avec une granularité correcte d'analyse, certains acteurs ont dès le départ fait l'erreur de manquer de finesse dans la description de la topologie des acteurs, ou ont volontairement fait des amalgames lourds de conséquences.

J'avais alerté dès mai 20132 sur les conséquences de ce type d'erreur, en mentionnant une dépêche de l'agence Xinhua qui permettait d'illustrer  la nécessité de modéliser la notion cindynique de disparité topologique en complément de la notion de disparité systémique. Cette dépêche émise le 29 mars 2013 et qui a depuis été supprimée du site de Radio Chine internationale faisait l'amalgame entre Ansar Dine et MNLA, qualifiant les rebelles du MNLA de "terroristes". Nul doute que cet amalgame a aussi été fait à Bamako. Or l'incapacité à établir une topologie d'observation correcte masque les divergences prospectives réelles des différents acteurs, et, partant, masque les solutions permettant la réduction des conflictualités. Autre point important : la dépêche chinoise insiste sur le fait que les forces armées maliennes (FAMA) n'ont pas encore repris le contrôle de Kidal, et que "des voix commencent à se faire entendre pour exiger la venue de l'armée malienne et de l'administration publique à Kidal". Dès mars 2013 donc.

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Il y a une ambigüité initiale sur les perceptions des objectifs de l'opération Serval. Et la conséquence est que, paradoxalement, ce qui est aujourd'hui reproché à la politique française, c'est de ne pas s'être ingérée dans la politique intérieure malienne : l'objectif de Serval était la lutte contre le terrorisme, pas la lutte contre la rébellion touarègue, qui -dans le fond- est une affaire intérieure malienne. Début 2013 le MNLA a repris Kidal, qui était occupée par Ansar Dine depuis 2012 et collaboré à la lutte contre Ansar Dine et AQMI. Les objectifs d'Ansar Dine et du MNLA ne sont pas les mêmes. Proche d'AQMI, et soutenu par les services algériens, Ansar Dine a été créé par Iyad Ag Ghali qui, alors qu'il était connu pour être un bon-vivant,  est étonamment devenu islamiste, au point de se faire expulser d'Arabie Saoudite où il avait été nommé nommé diplomate par ATT. Son but est d'imposer au Mali une théocratie basée sur la Charia. Le MNLA n'est pas islamiste, et ne réclame que l'autonomie de l'Azawad, qu'il voit comme l'indépendance qu'il n'a pas eue en 1960.

Mais par l'amalgame MNLA= Ansar Dine= terroristes, repris par les agences de presse chinoises, Bamako aurait souhaité faire d'une pierre deux coups : éliminer le terrorisme islamiste, et faire réprimer la rébellion touarègue par l'armée française au lieu de faire l'effort de trouver une solution politique inter-malienne à la question touarègue.

Plus tard, après l'annexion de la Crimée, la Russie amorce un retour en Afrique. Après avoir mené des opérations de manipulation sur les réseaux sociaux pour influencer les élections états-uniennes, la nébuleuse Prigogine s'intéresse à l'Afrique, où sont envoyés conseillers politiques, mercenaires, et géologues. Les mercenaires du groupe Wagner s'installent en Centrafrique en 2018. Trois journalistes de Dossier (Досье, financé par l'opposant russe Khodorkovski) sont alors assassinés lors d'une enquête sur les activités de la nébuleuse Prigogine en Centrafrique. Prigogine investit rapidement dans la propagande (y-compris scolaire) et le contrôle des médias, et mène des opérations de manipulations pro-russes et anti-françaises sur les réseaux sociaux. En outre, les journalistes enquêtant sur le meurtre des journalistes russes subissent des pressions ou sont molestés.

La propagande russe reste fidèle à son image : rustique, et peu subtile. Quand les journalistes russes enquêtant sur Wagner et les activités minières de Prigogine en Centrafrique sont assassinés, les propagandistes russes accusent un expert en sécurité français d'être coupable de ces meurtres. Et le Président centrafricain lui-même relaie cette affirmation. Les journalistes russes enquêtaient sur Wagner, donc au contraire de la Russie, la France avait tout intérêt à ce qu'ils publient leur enquête. Mais peu importe pour les propagandistes russes : s'ils estiment que le public est suffisamment crédule pour croire à des absurdités, ils les feront circuler.

Sur les réseaux sociaux, Facebook désactive des comptes de trolls assurant la propagande pro-russe en Afrique une première fois en 2019, puis en 2020, en fermant cette-fois dans le même temps des comptes de contre-influence attribués à la France ou à des utilisateurs décrits comme proches de l'armée française.

Au Mali, en 2017 le "groupe des patriotes du Mali", réclame l'aide de la Russie. Puis en avril 2019 l'ambassadeur russe au Mali, Alexeï Doulian, répond à ces demandes lors d'une conférence de presse au cours de laquelle il propose l'aide de la Russie et affirme qu'elle est attachée à "l'unité du Mali". Les russes semblent avoir remarqué que certains maliens étaient déçus que l'armée française n'ait pas aussi pour objectif de lutter contre les touaregs, et que cela pouvait devenir leur axe de manipulation des opinions maliennes (et sous-régionales), reprenant ainsi en fait la voie initiée par l'agence Xinhua en 2013.

D'un point de vue cindynique, le procédé se décrit très simplement : augmenter les divergences prospectives topologiques entre le Mali et la France par des flux informationnels accusant la France de "soutenir les terroristes" ou de vouloir "diviser le Mali" auprès d'un nombre croissant d'acteurs maliens en entretenant ou développant des perceptions amalgamant touaregs et terroristes.

Suite : Barkhane vs Mali : le non dit de la question touarègue (II) : instrumentalisation de Barkhane et défaite géopolitique de la France.

1 https://noria-research.com/du-mna-au-mnla-le-passage-a-la-lutte-armee/

"Depuis l’indépendance du Mali en 1960, plusieurs vagues de rébellions lancées dans le Nord du pays se sont succédées. En 1963 puis en 1990, les forces maliennes avaient adopté une stratégie de répression par la terreur, visant principalement les civils. Un exil massif s’ensuivit et de nombreux rebelles retournèrent en Libye"
"Les créateurs du MNA sont des individus âgés de 20 à 35 ans. Jusqu’en 1997, ils vivent dans des camps de réfugiés installés dans des pays limitrophes ou cachés en brousse avec leurs familles. Témoins directs des exactions commises par l’armée malienne et nourris par les récits de leurs parents, ils entretiennent depuis l’enfance un rapport de méfiance vis-à-vis de l’État central. De cette période, les jeunes militants d’aujourd’hui partagent la même expérience de l’exil, la peur, l’exclusion, et la violence, déterminante lors du passage à la lutte armée."

2 Pascal Cohet. Disparités de perception et divergences prospectives : prévention et résolution de conflits, maîtrise des risques, et développement. Dans : Cindyniques du second ordre et conflictualités, 2021 ISBN numérique 978-2-9579086-0-8 Imprimé 978-2-9579086-2-2