Ex-salariée de Facebook, lanceuse d'alerte tentant de sensibiliser aux risques générés par les politiques des Big Tech, Frances Haugen semble s'efforcer de protéger les utilisateurs. Derrière cette apparence simpliste, la réalité des enjeux et des intérêts est très différente.

Après avoir fait parler d'elle aux États-Unis, Frances Haugen a mené une campagne d'influence en Europe, auprès des parlements ou dirigeants des États Membres, et auprès des instances européennes.

Et l'Union Européenne prépare justement une directive, la directive DSA (Digital Service Act), dont un des objectifs serait d'accroître la censure de Facebook en lui imposant une obligation de moyens de modération. Frances Haugen se félicite de ce projet, et souhaite que cette loi européenne devienne un standard mondial. Tout en appelant le législateur  européen à s'appuyer sur les conseils des experts de Facebook.

Premier risque : l'ingérence législative états-unienne en Europe. Second risque : La volonté affichée de faire de la loi européenne un modèle mondial. Qui devrait s'appliquer notamment en Afrique. Risque cyber-colonial donc.

Frances Haugen annonce trois milliards d'utilisateurs de Facebook. La France, par exemple, c'est 67 millions de personnes. Autrement dit, pour Facebook : une miette. Il faut bien mesurer l'importance de ces chiffres avant de débattre du statut applicable aux Big Tech : hébergeurs, ou éditeurs? Parce que si Facebook doit modérer, éditer, censurer les contenus, cela signifie qu'on imposerait à Facebook d'éditer les échanges d'idées de trois milliards d'individus. Ce qui lui conférerait une puissance tout simplement jamais vue dans l'histoire de l'humanité.

Les débats actuels mènent à se poser la question des lacunes épistémiques ou de l'inculture des législateurs. Il s'agirait aujourd'hui d'imposer une obligation de censure aux Big Tech, qui sont des hébergeurs, alors qu'historiquement, la directive 2000/31 CE, ou du moins sa transposition en droit français avait soulevé un tollé : ni les hébergeurs ni les utilisateurs ne voulaient que la loi impose aux hébergeurs de juger et censurer les contenus. Leur position commune était claire : c'est le juge qui doit juger le caractère illicite d'un contenu posté sur internet, et seulement après ce jugement l'hébergeur doit retirer ce contenu. Autrement dit, les intermédiaires techniques n'ont pas à juger les contenus. Pour rappel, à cette époque, c'est des dizaines de millions de mails qui ont été envoyés au parlementaires français par les opposants au texte. Le législateur actuel -et les médias- semblent avoir totalement oublié cette période de l'histoire d'Internet.

Imposer une  obligation de modération aux Big Tech, qui ont une portée mondiale, c'est changer les hébergeurs en éditeurs. Premier risque : cela augmente l'insécurité juridique des hébergeurs, et leurs dépenses. Second risque: Les Big Tech auraient le pouvoir de censurer des citoyens de n'importe quel pays à la place des justices de ces pays, ce qui nie le droit des utilisateurs à un procès impartial, et affaiblit les justices, en particulier africaines, qui sont par ailleurs les seules à connaître les langues de certains échanges. Troisième risque: la manipulation des opinions, en particulier en période électorale. Facebook pourrait ainsi faire basculer une élection en faveur d'un régime ayant les faveurs des États-Unis. Quatrième risque : la censure des chefs d'États. Ce risque s'est déjà matérialisé deux fois en Afrique, avec la censure du Président Nigérian, et celle du Premier Ministre éthiopien.

Il existe certainement de nombreux autres risques, mais l'un d'entre eux mérite d'être mentionné : le risque pour les Big Tech qui voudraient vraiment avoir ce pouvoir de censurer l'ensemble de l'humanité. Face à ce nouvel impérialisme, il ne faudrait pas avoir la naïveté de croire que les utilisateurs ne réagiront pas. Les réactions pourraient être violentes et mener à des luttes informationnelles de grande ampleur, et par exemple à de nouvelles armées numériques, qui à l'instar de Carthage, pourraient mener des offensives de différentes natures contre l'empire des Big Tech, et ses éventuels alliés.