L'annonce de l'abandon du principal candidat vaccin anti-Covid de l'Institut Pasteur a provoqué la stupeur, en France. Dans un premier temps, il semblait pertinent d'imputer cet échec aux travers endémiques de la France, fréquemment perçue comme un pays sclérosé par son incapacité culturelle ou systémique à encourager les initiatives novatrices ou la difficulté d'y trouver des financements. Le MEDEF cite ainsi deux talents français qui sont partis à l'étranger: Stéphane Bancel, le créateur de Moderna, et Pascal Soriot, le PDG d'AstraZeneca.

Puis, le 25 février, Emilie Lanez publie une enquête1 révélant d'importants problèmes internes qui auraient contribué à l'échec de l'Institut Pasteur. Cette enquête décrit une rivalité entre deux chercheurs, Frédéric Tangy, et Nicolas Escriou. Le professeur Tangy aurait alerté la Direction de l'Institut de la contre-productivité de cette rivalité, mais celle-ci aurait préféré laisser les équipes des  deux chercheurs mener chacune leur projet: le Directeur de la communication aurait notamment justifié la situation par le fait que la compétitivité fait partie de la vie scientifique.

L'enquête d'Emilie Lanez décrit pourtant une situation semblant dépasser le cadre strict d'une saine émulation, mentionnant par exemple des réunions houleuses ou des disparitions de matériel obligeant à recommencer certains travaux, et entraînant des retards. Pire, le problème dépasse le simple conflit interne, puisque Themis, le partenaire autrichien de l'Institut a été racheté par Merck, qui pourrait hésiter à financer la recherche d'un nouveau vaccin tant l'image de l'Institut a souffert: sa situation interne a même été comparée à l'étranger à "une guerre civile dans un jardin d'enfant".

Cette affaire illustre précisément l'une des raisons qui ont incité l'IFREI à développer une approche cindynique du second ordre2: en matière de prévention, on pourrait légitimement s'attendre à ce que les acteurs impliqués soient capables de parvenir à un consensus et partagent une même vision de l'organisation à mettre en place pour pouvoir atteindre les objectifs de l'opération de prévention qu'ils doivent mener. L'expérience démontre que ce n'est pas toujours le cas, comme cela a pu être souvent observé depuis le début de la pandémie de Covid-19.

Une problématique importante de la prévention est celle de l'efficience opérationnelle: cela mène à s'intéresser aux phénomènes de friction, c'est à dire à la différence entre ce qui est prévu en théorie, et ce que l'on parvient à réaliser en pratique. La notion est inspirée de Clausewitz, qui définit la friction comme la différence entre la guerre sur le papier, et la guerre sur le terrain3. Le problème qui apparaît immédiatement est qu'il peut ne pas y avoir de consensus sur "ce qui est prévu". Autrement dit les acteurs de la prévention n'ont pas la même vision de la situation idéale à atteindre, de l'organisation à mettre en place pour atteindre les objectifs du projet de prévention: ils ont des prospectives différentes. Et il peut même arriver qu'ils n'aient même pas la même perception de la situation réelle initiale, autrement dit qu'ils n'aient pas les mêmes perspectives. Ces différences vont faire que le projet de prévention va devenir le lieu d'opérations de transformation antagoniques, qui vont miner l'efficience opérationnelle. Ce modèle est aussi valable pour les projets de développement ou n'importe quel type de projet ou de transformation.

Un aspect important est ainsi la conflictualité de la situation, définie comme sa propension à laisser émerger des opérations antagoniques : la conflictualité n'est pas l'intensité d'un conflit, elle le précède. L'intérêt de cette notion est d'agir en amont, en réduisant les divergences prospectives et les disparités de perceptions qui sont les facteurs de la conflictualité, tout comme la modélisation des déficits et des dissonances4 des situations consensuelles permet d'intervenir en amont des catastrophes pour réduire a priori les vulnérabilités, c'est à dire pour forger de résiliences.

En ce qui concerne la prévention, il apparaît ainsi que l'une des premières préoccupations doit être de vérifier si la situation est consensuelle: si ce n'est pas le cas, il ne peut pas y avoir de réduction efficiente des vulnérabilités sans réduction préalable des conflictualités. La réduction des conflictualités, tout comme la réduction des vulnérabilités, est une guerre d'attrition préalable, nécessitant des efforts quotidiens, et sans relâche. Une telle démarche aurait peut-être permis à l'Institut Pasteur d'obtenir de meilleurs résultats, et de mieux protéger son image.

 

1 LANEZ, Emilie. Covid19 - Vaccin Pasteur, l’histoire secrète d’un fiasco. Paris Match. 25 février 2021, nᵒ 3747. Version online : https://www.parismatch.com/Actu/Sante/Covid19-Vaccin-Pasteur-l-histoire-secrete-d-un-fiasco-1727481
3 "Friction is the only conception which in a general way corresponds to that which distinguishes real War from War on paper." CLAUSEWITZ, Carl von. On war. Vol. I. Trad. par J.J. GRAHAM. Floating Press, 2010.
4 KERVERN, Georges-Yves. Eléments fondamentaux des Cindyniques. Paris : Economica, 1995.

KERVERN, Georges-Yves. Cindynics: the science of danger. Risk Management. 1995, Vol. 42, nᵒ 3, p. 34