L'approche cindynique du complexe Risques-Conflits-Développement replace l'humain au cœur des stratégies de réduction des vulnérabilités. Ce faisant, les acteurs des situations sont analysés selon cinq dimensions de départ, dont la dimension éthique ou axiologique. Les déficits mis en évidence dans ces dimensions sont des facteurs de vulnérabilité: la dégénérescence éthique est l'un de ces déficits, parfaitement illustré par la difficulté de l'accès à la vaccination anti-Covid en Afrique.
Dans le vocabulaire cindynique, dégénéresence signifie absence de priorité : les Cindyniques proviennent au départ du monde de l'ingénierie, ce qui explique pourquoi ce terme a été emprunté à la mécanique quantique où l'on parle de dégénérescence quand différentes fonctions d'onde ont le même niveau d'énergie.
Les Cindyniques ne sont pas neutres axiologiquement (éthiquement) : leur raison d'être repose sur le respect de la vie et de l'environnement. La relativisation introduite par les Cindyniques du second ordre pose la question du socle minimum de valeurs sur lequel elles pourraient s'appuyer, tout en reconnaissant aussi la diversité et la relativité de certaines valeurs: La Déclaration universelle des droits de l'homme peut fournir cet ensemble de valeurs communes.
A une condition : avoir une lecture non dégénérée de cette déclaration, autrement dit de bien comprendre que cet ensemble de valeurs est ordonné. Par exemple, l'article 3 pose le droit à la vie. Et le 2 de l'article 27 pose le droit à la propriété intellectuelle. Une lecture dégénérée serait de considérer que le droit à la vie ne primerait pas sur le droit à la propriété intellectuelle. Cette question est centrale dans la problématique de l'accès aux médicaments et à la vaccination, en particulier contre le Covid, en Afrique et dans les pays du Sud.
Lors de la création de l’OMC, l’accord ADPIC signé sous la pression des pays du nord a imposé aux pays signataires d’adopter des législations reconnaissant la brevetabilité des médicaments. Ainsi, l’Inde, qui pouvait auparavant fournir des médicaments à des prix abordables pour les pays du sud avait jusqu’à 2005 pour transposer les obligations prévues par cet accord dans son droit national. Cette transposition a été critiquée tant par les ONG, comme MSF, que par l’OMS. La résistance des sociétés civiles a mené à la déclaration de Doha qui vise à réduire les menaces pesant sur l’accès aux médicaments et autorise les licences obligatoires permettant à un pays de produire lui-même un médicament étranger pour sa propre population. Dans ce contexte, des pays industrialisés comme les États-Unis contournent ces difficultés en imposant à certains pays des accords bilatéraux encore plus restrictifs (les standards dits “ADPIC+ˮ). Cette pratique avait notamment été dénoncée comme un “chantage immoralˮ par le Président français en 2004.
Les licences obligatoires empêchaient les pays du sud n'ayant pas la capacité de produire des médicaments d'accéder à ces médicaments à des coûts abordables : un amendement à l'accord ADPIC a été adopté formellement par l'OMC le 23 janvier 2017, après que les deux-tiers des membres aient fini par l'accepter, pour que les pays disposant d'une capacité de production et produisant des médicaments au titre de la licence obligatoire puissent les exporter vers les pays n'ayant pas ces capacités.
Dès septembre 2020, le Directeur Général de l'OMS dénonçait la nationalisme vaccinal, affirmait la nécessité de permettre l'accès à la vaccination anti-Covid aux pays du sud, et annonçait la mise en place du mécanisme COVAX (volet vaccinal de l'accélérateur ACT), devant garantir l'accès équitable aux vaccins. Le mécanisme COVAX ne garantit l'accès à la vacination anti-Covid que pour 20% de la population africaine, alors que l'objectif est de vacciner au minimum 60% de cette population.
En novembre 2020 les pays développés avaient signé des contrats avec les laboratoires pharmaceutiques pour un nombre de vaccins accaparant la quasi totalité de la capacité de production mondiale jusqu'à fin 2021. Un groupe de pays du Sud a donc demandé que l'OMC lève la protection des brevets sur les vaccins anti-Covid, expliquant que des capacités de production sont inutilisées dans les pays en développement, et que les mécanismes actuels de l'OMC ne permettent pas de commencer à utiliser rapidement ces capacités.
Le 3 février 2021, Médecins sans frontières dénonce l'opposition de certains membres de l'OMC (US, UE, UK, Japon, Suisse, Brésil, Canada...) à cette exemption de brevets, et appelle les pays développés à ne pas bloquer cette suspension des brevets durant la pandémie de Covid-19.
Fin janvier, Pfizer, Moderna et AstraZeneca annoncaient des problèmes de production, et une réduction des livraisons à l'Union Européenne, qui se trouve à son tour victime de la sous-production favorisée par les brevets qu'elle défendait. De ce fait, des responsables européens, comme Marc Botenga ou Fabien Roussel, commencent aussi à demander la suspension des brevets durant la pandémie de Covid-19, alors que certains acteurs continuent malgré tout à estimer que les exceptions actuelles de l'OMC sont suffisantes.
Pendant ce temps l'Afrique se tourne vers la Russie et la Chine pour se procurer plus de vaccins. Du point de vue de la diplomatie sanitaire, ces deux pays bénéficient donc de la situation, alors que la Russie étend son influence en Afrique à la suite des sanctions consécutives à l'annexion de la Crimée, et que la Chine doit faire oublier la censure qu'elle a imposé au départ de l'épidémie, ralentissant de ce fait la réponse internationale.
Le refus européen de suspendre les brevets durant la pandémie n'est pas sans rappeler l'étrange mouvement géopolitique de la France par lequel elle a en quelque sorte livré la Centrafrique à l'influence Russe et aux opérations d'Eugène Prigogine et du groupe Wagner en l'incitant à se procurer des armes en Russie.
Un risque complémentaire est ainsi mis en évidence : une dégénérescence axiologique peut aussi avoir des conséquences géopolitiques.
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