Le terrorisme combat désormais dans la dimension perception, utilisant des réseaux sociaux qui leur offrent une portée globale pour diffuser à peu de frais des images toujours plus choquantes, comme celles des caméras GoPro utilisées par le Hamas pour filmer les massacres de civils israéliens le 7 octobre 2023. Ces réseaux sociaux permettent différents types d’action sur les perceptions : terroriser les esprits, recruter, et manipuler les opinions publiques. Manipuler les perceptions du réel permet de forger les idéals, et d’accroître les conflictualités, ou les propensions des acteurs à mettre en œuvre des transformations antagoniques.
Thierry Breton a récemment interpellé Elon Musk1 , lui reprochant un manque de modération des opérations informationnelles du Hamas ou de ses soutiens sur Twitter. Depuis qu’Elon Musk a racheté Twitter, face à un éventuel risque de faillite, les effectifs de l’entreprise ont été réduits à 1500 salariés, contre près de 8000 initialement, ce qui a notamment impacté la capacité de modération. Elon Musk s’est aussi posé en défenseur de la liberté d’expression, n’hésitant pas à se présenter comme “free speech absolutist”2 .
Si tant est que cette posture soit sincère et non un prétexte économique, Elon Musk est un noob de la défense de la liberté d’expression : bien avant qu’il n’achète Twitter, de nombreux cyberactivistes ont lutté pour la liberté d’expression, mais n’ont jamais adopté sa position absolutiste, qui relève du simplisme. Lors de la transposition de la directive commerce électronique en France, les cyberactivistes n’ont pas demandé que tout puisse être publié sur internet, mais seulement que les contenus soient jugés par des juges, et non par des des entreprises privées. Il est indéniable que certains contenus doivent être retirés : qui accepterait que des détails de sa vie privée soient exposés à l’ensemble de la population mondiale ? Le simplisme de la position d’Elon Musk ne peut que nuire à la défense de la liberté d’expression.
Une position analogue est utilisée par des acteurs pro-russes sur les réseaux sociaux, qui invoquent la liberté d’expression pour condamner la censure de médias relayant les opérations de manipulation des perceptions menées par des entités russes, étatiques ou para-étatiques, par exemple à des fins d’influence et de déstabilisation en Afrique. Là encore, cette position nuit à la défense de la liberté d’expression, en tentant de l’instrumentaliser : la liberté d’expression n’est pas la liberté de mentir ou manipuler les opinions. Exemple : exploitant des vulnérabilités informationnelles, les manipulations russes ont constamment accusé Barkhane de livrer des armes aux groupes armés terroristes de la bande sahélo-saharienne, ce que des villageois nigériens ont cru, et ce qui les a menés à attaquer un convoi de Barkhane à Téra, dans l’ouest du Niger3 . Bilan de l’attaque lors de cette manifestation “non spontanée” : trois villageois morts, dix-sept civils, sept gendarmes nigériens et sept militaires français blessés. La manipulation des perceptions tue, et ne peut en aucune manière être assimilée à de la liberté d’expression.
Mais, en invoquant la directive DSA pour demander à Elon Musk de mieux modérer, Thierry Breton oublie de mentionner un problème stratégique : exiger d’une entreprise comme Twitter qu’elle modère seule son réseau, c’est lui donner de facto une puissance globale sur les opinions, qu’elle pourrait utiliser comme bon lui semble. D’autant plus qu’une obligation de modérer certains contenus n’est pas une interdiction d’en censurer certains autres. Twitter a par exemple censuré des tweets dénonçant les viols de Centrafricaines par les mercenaires de Wagner.
Or la puissance sur les opinions est aujourd’hui aussi importante que la puissance militaire ou économique, ce qu’E.H. Carr avait d’ailleurs décrit4 dès 1939. Quels contenus circuleraient aujourd’hui sur Twitter si cette entreprise était iranienne, chinoise, ou russe, ou si elle avait été rachetée par des Qataris ? En pratique, le Président nigérian5 a été censuré par Twitter, et le Premier Ministre éthiopien6 par Facebook : n’aurait-il pas été plus juste que ces censures aient relevé des justices de ces pays ?
Même si la modération peut devoir être réalisée rapidement, redonner ce pouvoir au juge serait le seul moyen d’éviter de donner une puissance sur les opinions à l’échelle globale à des entreprises privées, même si cela nécessiterait des moyens considérables. Un premier problème est la détermination des justices compétentes, et de la portée géographique de leurs décisions. Il pourrait revenir par exemple à la justice nigériane de juger les posts de son Président. Mais un autre problème apparaît avec les États ou juntes militaires qui eux-mêmes manipulent les perceptions : comment faire confiance à la justice d’une junte dont les dirigeants mentent à la tribune de l’ONU7 , ou d’un pays comme la Centrafrique, dont la présidence accueille une troll farm installée par des entités russes ? La lutte contre les manipulations des perceptions nécessite des débats plus approfondis prenant en compte ces problèmes : en tout état de cause, les débats et la réglementation actuels sont déficients.
où les spécialistes noteront une incohérence symptomatique:
"your platform is being used to disseminate illegal content"
vs
"we have... reports about potentially illegal content circulating on your service"