Dans sa lutte contre les cyber-ingérences ou opérations informationnelles telles que celles menées par la nébuleuse d'Eugène Prigogine lors des élections États-uniennes de 2016, ou plus récemment en Afrique, notamment en Centrafrique, Facebook s'appuie sur le concept de "comportement inauthentique coordonné". Ce concept problématique est fondé sur les objectifs commerciaux de Facebook :

Comportements : en les posant comme critère de détection, Facebook n'a pas à juger les contenus des messages. Marc Zuckerberg a en effet souvent exprimé -à juste titre- ne pas vouloir être l'arbitre des propos des utilisateurs. Financièrement, arbitrer plus de deux milliards d'utilisateurs par mois serait une activité coûteuse. Le fond du problème est là : comment caractériser des opérations de cyber-ingérence en ne jugeant pas les contenus? Ce qui conduit à poser cette question éthique : est-ce qu'il peut revenir à des entreprises privées de juger ce que disent les citoyens?

Inauthentiques : la formulation utilisée par Facebook est ambigüe, et pourrait englober aussi bien le vol d'identité que le pseudonymat. L'inauthenticité est un critère découlant de la politique de prohibition du pseudonymat imposée par Facebook, malgré les dangers que cela pourrait représenter pour les utilisateurs. Ce critère permet de préserver l'exploitation commerciale des données personnelles des utilisateurs par Facebook, ce qui est le cœur de son business model.

Coordonnés : Facebook utilise ce critère pour caractériser les opérations informationnelles. Le risque est que des mouvements citoyens parfaitement légitimes peuvent rentrer dans cette catégorie dès lors que ces citoyens doivent préserver leur anonymat.

Étrangers : ce critère supplémentaire est aussi utilisé par Facebook pour affiner la détection des opérations informationnelles. On peut supposer que Facebook s'appuie sur la localisation de l'utilisateur, par exemple via une adresse IP ou un smartphone: dans ce cas, le risque concerne les diasporas, qui pourraient être considérées comme "étrangères". De plus la définition de la nationalité d'une discussion est problématique: quelle est la nationalité de la discussion entre un français et un centrafricain discutant des relations entre la France et la Centrafrique? Où est dans ce cas le comportement "étranger"?

En France, où l'affaire Mila, lycéenne menacée de mort pour s'être exprimée sur les réseaux sociaux, ravive l'urgence du droit au pseudonymat, Marlène Chiapa, la ministre française chargée de la Citoyenneté a déclaré: "Je crois qu'il est important que chacun puisse s'exprimer avec un pseudonyme sur les réseaux sociaux, pour dire des choses difficiles ou parce qu'on a un droit de réserve dans son travail." En matière de prévention, la prohibition du pseudonymat par les réseaux sociaux devrait être réprimée par la loi, et les populations les plus vulnérables, notamment les mineurs, devraient être incitées à l'usage des pseudonymes.

La prohibition du pseudonymat par Facebook pose une question éthique à l'échelle globale : est-il souhaitable qu'une entreprise privée États-unienne puisse contrôler les identités de plus de deux milliards de personnes chaque mois dans le monde, y-compris celles des policiers, et dicter les conditions d'usage de leur liberté d'expression?

Le pseudonymat est aussi nécessaire du fait du risque avéré d'effets de bords non souhaités entre la sphère citoyenne et la sphère professionnelle. L'action d'un mouvement citoyen organisé online rentre alors précisément dans la définition du comportement inauthentique coordonné de Facebook, qui présente ipso facto une menace pour le débat démocratique. Par exemple, les 84 comptes inauthentiques attribués à des proches de l'armée française fermés en décembre pouvaient relever d'une action de citoyens défendant leurs idées et luttant contre des fake news. Quantitativement: 84 comptes agissant de concert sous pseudonyme, c'est au minimum un ordre de grandeur en dessous de ce que faisaient couramment les cyber-activistes français il y a déjà une quinzaine d'années.

Tout en fermant ces comptes pour inauthenticité, Facebook reconnaît que certains luttaient contre des fake news: Il s'avère ainsi que Facebook ne lutte pas contre les fake news, mais défend avant tout son business model en luttant contre le pseudonymat, y-compris si nécessaire en fermant des comptes anti-fake-news.

Par ailleurs, même si Facebook, Stanford et Graphika reconnaissent subrepticement leur incapacité à attribuer ces 84 comptes à l'armée française, le rapport conjoint décrit notamment les acteurs français comme des "French Assets" et l'ensemble de la communication de Facebook fait largement penser que l'armée française en est responsable. Par ce procédé ambigü, Facebook participe à la désinformation des publics, en particulier centrafricains, et donc à la déstabilisation de la Centrafrique dans une période où cette dernière peine à sortir de la guerre civile.